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L'aventure Concorde se termine en 2003 et avec elle l'histoire de son moteur Olympus, fruit de la coopération entre Snecma et Rolls-Royce. Le programme aéronautique européen le plus ambitieux des années 1970 a été riche de défis techniques et d'organisation. Pour Snecma, motoriste militaire à l'origine, Concorde est une étape clé de son développement futur dans les moteurs civils et dans les équipements.
A la fin des années 1950, alors que les premiers jets commerciaux subsoniques entrent en service (Comet, Boeing 707, DC8, Caravelle), ingénieurs français et anglais planchent sur des projets beaucoup plus ambitieux d'avions civils supersoniques. Côté anglais, on parle d'un long-courrier hexaréacteur, le Bristol-Armstrong 198, qui deviendra par la suite le projet de quadriréacteur BAC-223, tandis que les ingénieurs français envisagent un moyen-courrier quadriréacteur : la Super Caravelle. Point commun à ces projets : le turboréacteur Olympus.
Conçu par le motoriste britannique Bristol Siddeley (passé sous contrôle de Rolls-Royce (1) en 1966), l'Olympus est au départ destiné à des applications militaires. Il est le premier turboréacteur double corps. Les deux ensembles tournants, basse pression et haute pression, étant mécaniquement indépendants, l est plus facile pour les ingénieurs de faire évoluer le moteur en procédant à des modifications différées sur l'un ou l'autre corps. Côté puissance, la version Olympus 320 retenue pour le projet supersonique civil est, à 'époque, le plus puissant des turboréacteurs européens : de la classe des 10 tonnes, il fournit jusqu'à 13,6 tonnes de poussée avec la postcombustion, aussi appelée «réchauffe» dans le langage Concorde, comme traduction de reheat. C'est le moteur de la raison. Mais son adaptation à un avion capable de maintenir longtemps – bien plus longtemps qu'un avion de chasse – des vitesses supersoniques représente un véritable défi.
Entre les motoristes, l'union fait la force. Snecma et Bristol Siddeley anticipent d'un an la coopération des avionneurs British Aircraft Corporation (BAC) et Sud Aviation, en s'associant officiellement le 28 novembre 1961 pour proposer un nouvel Olympus, le 593. Le 29 novembre 1962, l'accord intergouvernemental lançant officiellement le pro-gramme Concorde est signé, à Londres, entre la France et la Grande-Bretagne. La répartition des tâches attribue 60 % du moteur à Bristol et 40 % à Snecma, et 60 % de la cellule à Sud Aviation et 40 % à BAC. Tandis que l'équipe de Bristol Siddeley étudie les modifications à apporter aux compresseurs, à la chambre de combustion, à la turbine et aux accessoires, l'équipe Olympus de Snecma doit, de son côté, développer l'ensemble arrière du turbo-réacteur : la réchauffe, le canal d'éjection convergent-divergent, l'inverseur de poussée (2) et un dispositif d'atténuation de bruit. Pour parvenir à une part de 40 %, Snecma fabrique également certaines pièces du moteur développées par Bristol Siddeley. Alors que les études sont déjà avancées, la cellule subit d'importantes évolutions : la masse au dé-collage passe de 138 tonnes à 150 tonnes entre mai 1964 et mai 1965, pour finalement atteindre 185 tonnes sur les avions de série ! Pour les motoristes, ces prises de poids successives impactent évidemment le moteur. Le moteur qui servit de base au développement, l'Olympus 593-22R, doit être modifié en conséquence. Les améliorations portent principalement sur la réchauffe, sur le compresseur basse pression, qui est augmenté d'un étage, et sur la turbine haute pression. Le moteur du Concorde est né.
Pour cette coopération à une échelle encore jamais rencontrée, un comité des directeurs assure la conduite générale du programme. Il est complété par un comité des directeurs pour la cellule et un comité des directeurs pour le moteur. La gestion par ces comités s'avère rapidement inefficace, comme le souligne Jean Calmon, ingénieur en chef du programme entre 1970 et 1972 à Snecma (3) : «En 1969, l'opération Concorde est devenue extrême-ment compliquée. Les intervenants sont trop nombreux, les participants aux réunions générales sont pléthoriques (50 à 60 représentants !), les dirigeants se noient dans les détails techniques, les décisions majeures sont incontrôlables, ou implicites, ou non prises… Avionneurs et motoristes se rejettent la responsabilité des retards. L'aspect économique est oublié.» Heureusement, la coopération entre les motoristes est totale. Jean Calmon : «Dès la signature de l'accord intergouvernemental, Bristol Siddeley et Snecma ont mis en place de leur côté un management efficace, appuyé sur des hommes clés. Tout au long de la coopération, ces hommes ont installé un remarquable esprit de confiance entre les équipes techniques des deux firmes.»
Le 5 novembre 1965, trois semaines avant le délai contractuel, l'Olympus 593B fait son premier point fixe au banc, à Bristol. En France, chez Snecma, les premiers essais de la tuyère à section variable commencent en juin 1966, sur les installations de Melun-Villaroche. Trois mois plus tard, les essais en vol débutent sous un bombardier Avro Vulcan. Cette première définition du moteur atteint, après plusieurs semaines, une poussée de 15 750 kg. Les premiers essais de réchauffe donnent les résultats escomptés et permettent d'augmenter la poussée à 16 900 kg. Ces performances répondent aux demandes des avionneurs : au décollage, l'augmentation de poussée fournie par la réchauffe est passée de 9 % prévus initialement à 17 %, et même 18,7 %, utilisables en cas d'arrêt d'un des 4 moteurs de Concorde. Cependant, l'avion supersonique, qui est surmotorisé par rapport à un subsonique, devait poser un grand problème de bruit. Son moteur étant un turbo-réacteur à simple flux – le plus efficace pour évoluer à Mach 2 –, c'est à l'arrière que se trouve la principale source de bruit (contrairement à un moteur double flux doté d'une soufflante). C'est donc à Snecma que revient la tâche d'essayer d'atténuer le bruit créé par le jet du moteur. «L'un des objectifs était aussi d'atténuer le bang sonique. En utilisant la réchauffe en régime transsonique, l'avion passait le mur du son en très haute altitude», se rappelle Jean Calmon (4).
Dès 1967, Snecma propose le remplacement de la chambre de combustion du 593B par une nouvelle chambre, plus légère et permettant une meilleure répartition des températures. Elle ne sera plus de type mixte cannulaire à huit tubes séparés, mais de type annulaire.
«La solution que nous proposions n'était pas gagnée d'avance, car Rolls-Royce avait également une idée. Nous avons donc organisé une compétition interne, avec des essais comparatifs pour trouver le meilleur système», explique Jean Calmon. C'est sans doute le savoir-faire de Snecma sur les moteurs miliaires ATAR qui fit pencher la balance pour la solution du motoriste français. En effet, la chambre proposée par Snecma a déjà fait ses preuves depuis une dizaine d'années, sur 'ATAR 101 G des Super Mystère B2. D'autre part, ce moteur possède à l'époque une caractéristique unique au monde, qui s'avérera cruciale pour le développement de la post-combustion de l'Olympus : la régulation associée à la tuyère variable. Celle-ci permet au pilote, avec une seule manette, de contrôler de façon continue la poussée quel que soit le régime. Quant au système d'éjection de ce moteur, il n'est plus bipaupière mais de conception multivolet, permettant une section de jet circulaire quelle que soit l'ouverture. Tous ces savoir-faire militaires seront cruciaux, dans les années 1970, pour l'avenir de Snecma au sein du programme Concorde.
1969 sera l'année de tous les dangers, mais également de toutes les réussites. Après plus de 5 000 heures d'essais, réalisés en France et en Grande-Bretagne, la consécration arrive le 2 mars 1969 : le premier prototype de Concorde 001, propulsé par ses quatre Olympus, décolle de la piste de Toulouse et effectue un premier vol de 42 minutes. Huit mois plus tard, le 1er octobre 1969, le mur du son est passé avec succès. Mais l'envers du décor est tout autre, car les nombreuses et souvent chaotiques réunions de comité ralentissent les prises de décision. Face à cette dispersion, Snecma prend les devants en mai 1969 et met en place une nouvelle organisation : Jean Sollier est nommé responsable de l'ensemble du programme Olympus pour Snecma et devient, par là même, le premier chef de pro-gramme aéronautique et spatial français. C'est à lui que reviennent la définition et l'exécution de la politique et des actions de Snecma sur le programme Concorde.
L'idée fait son chemin chez les autres partenaires et, quelques mois plus tard, «les services officiels nomment aussi des directeurs de programme : Pierre Gautier, pour Sud Aviation, Pierre Young, pour Rolls-Royce, et Mick Wilde, pour BAC», rappelle Jean Sollier.
La même année, alors que le programme Concorde est déjà en retard, Sud Aviation remet tout à plat et propose des modifications notables des tuyères secondaires. Objectif affiché : gagner 8 000 livres de charge marchande supplémentaire. Un chiffre qui parle aux compagnies aériennes : cette masse est l'équivalent de 35 passagers additionnels sur la route Paris-New York. Les demandes de l'avionneur sont nombreuses :
Le gain de performances est discutable et le dernier point est le plus conflictuel. Certes, le Stresskin, produit par la société californienne TRE, est déjà en service commercial sur les Boeing 727, mais les performances de l'Olympus sont très éloignées de celles des moteurs Pratt & Whitney JT8D. Compte tenu des renforcements qui seront nécessaires pour supporter les contraintes du vol supersonique, le gain de poids réel ne sera-t-il pas, en définitive, bien inférieur à celui escompté ? Snecma est alors en difficulté, voyant sa position s'affaiblir face aux avionneurs qui ont déjà négocié l'entrée de TRE dans le programme. En décembre 1969, une équipe Snecma (composée de Jean Sollier, mais aussi de Jean Lavergne et de Jean Segui, en charge de l'industrialisation et des fabrications) part chez TRE, en Californie, pour négocier avec les avionneurs. Objectif pour Snecma : réaffirmer son rôle de coopérant majeur dans le programme Concorde et reprendre à son compte la nouvelle tuyère. Après trois jours d'intenses négociations, Snecma repart avec, dans ses valises, la responsabilité de cette nouvelle tuyère secondaire, TRE prenant en charge la conception et le développement des tuyères de bancs et d'essais en vol. Les essais sur ces nouvelles tuyères secondaires doubles, baptisées tuyères 28, en référence à la tuyère primaire 14, commenceront en avril 1971. Concorde n'attendra pas ces nouvelles tuyères pour accumuler les performances : à l'automne 1979, il atteint sans problème Mach 2.
Parallèlement aux défis techniques, les équipes de Snecma relèvent également ceux de la certification, avec la mise place des procédures et de la documentation technique répondant aux exigences de l'aviation civile. Pour le motoriste militaire Snecma, l'Olympus marque un tournant. Jean Calmon : «Le programme Concorde fut très enrichissant pour nos équipes : entre 1968 et 1975, ce sont 800 à 1 000 personnes qui travaillaient sur le moteur à la direction technique. Des dizaines d'entre nous y ont acquis la pratique de la langue anglaise technique et l'ouverture aux relations internationales. Concorde a été, pour ses acteurs, une exaltante aventure humaine qui a donné à Snecma une image de motoriste civil qu'elle n'avait pas auparavant.» Quant à Jean Sollier, qui quitte en 1972 l'Olympus pour diriger la joint-venture franco-américaine sur le CFM56, qui naît à cette date, il souligne l'importance capitale de ce programme : «Sans Concorde, il n'y aurait pas aujourd'hui d'Airbus, il n'y aurait pas de CFM56. C'est grâce à Concorde que nous avons appris le moteur civil, que nous avons appris à coopérer, que nous avons appris à conduire une certification de moteur civil. Jamais General Electric ne nous aurait accordé l'attention et la confiance nécessaires pour engager un tel programme, s'il n'y avait pas eu à cette époque-là Concorde.»
En 1974, l'essai d'endurance de certification de 150 heures est passé avec succès. Le 29 septembre 1975, l'aviation civile et la Civil Aviation Authority délivrent le certificat de type du groupe propulsif Olympus 593 Mk 610-14-28, approuvé peu après par la FAA américaine. Le premier Concorde entre en service commercial le 21 janvier 1976, sous les couleurs d'Air France. Mais le sort commercial de l'avion est déjà scellé par les crises pétrolières successives (5) : 74 options passées par les compagnies aériennes américaines sont annulées. Seules Air France et British Airways opéreront leurs 16, puis 13 appareils jusqu'en 2003. L'idée d'une version améliorée du Concorde, propulsée par un Olympus 593 Mk 612 plus puissant, est évoquée, mais finalement abandonnée. En septembre 1979, la construction en série s'arrête : 67 moteurs de série auront été fabriqués. Les vols commerciaux prennent fin le 31 mai 2003 pour le Concorde AF002 d'Air France, et le 24 octobre dernier pour le vol British Airways BA002. Pour la dernière fois, Concorde aura relié New York à Paris et Londres, comme il l'avait déjà fait à des milliers de reprises… en un peu plus de trois heures. Record à ce jour inégalé pour un avion civil.
Alexis Rocher et Gilles Collignon
C'est avec le programme Concorde que la plupart des équipementiers français – dont ceux qui allaient constituer le groupe Snecma –, très fortement ancrés dans les marchés militaires, ont réussi à s'imposer sur les avions civils. Ainsi, Elecma, division électronique de Snecma, qui a déjà débuté des études et quelques réalisations partielles dans le domaine de la régulation électronique des moteurs (domaine pratiquement inexploré à l'époque, faute des composants nécessaires), par-vient à se placer sur la régulation d'entrée d'air chez British Aircraft Corporation et sur des éléments de régulation du moteur chez Bristol Siddeley. Pour les tuyères de l'Olympus, Snecma et Hurel-Dubois – qui ne s'appelle pas encore Hurel-Hispano – assurent une partie de l'assemblage des paupières produites aux Etats-Unis par Astech (ex-TRE).
En reprenant Hispano-Suiza en 1968, Snecma se retrouve aussi impliquée dans les systèmes d'atterrissage du supersonique civil. Hispano-Suiza est en effet responsable du train d'atterrissage principal, haut de plus de 4 mètres. Celui-ci est doté d'un système de rétraction innovant de type «bielle-manivelle» qui lui permet, malgré son poids et ses dimensions, de se relever ou de descendre en à peine 6 secondes. Soit aussi vite que le train d'un avion de chasse pesant 10 fois moins. Hispano-Suiza est également responsable du régulateur de freinage SPAD. Une autre société française, Messier, est en charge du train avant du Concorde, comprenant les roues et la commande de direction hydro-électronique, et du patin arrière qui protège l'avion en cas d'atterrissage trop cabré. L'ensemble des systèmes d'atterrissage a nécessité la mise au point de nouveaux aciers de très haute résistance et de nouveaux procédés d'usinage. En 1971, Snecma fusionne la division trains d'Hispano-Suiza avec Messier, à laquelle elle apportera quelques années plus tard la société Bugatti, ancienne filiale d'Hispano-Suiza chargée des fabrications de trains d'atterrissage. La nouvelle société, qui s'appelle à l'époque Messier-Hispano-Bugatti, prend ainsi la responsabilité totale des atterrisseurs du Concorde. Elle dote aussi Snecma d'un pôle de compétence dans les systèmes d'atterrissage qui en fera l'un des leaders mondiaux, à travers, aujourd'hui, les sociétés Messier-Dowty et Messier-Bugatti.
Une expertise système renforcée par les travaux d'Hispano-Suiza dans la réalisation d'un nouveau système antipatinage. Ce dernier fait du Concorde le premier avion équipé d'une commande électrique de freinage.
Une régulation de freinage reprise et adaptée par la suite pour les avions de chasse modernes et pour les avions Airbus.
Frédéric Piquet
(1) Rols-Royce absorbe complètement Bristol Siddeley en 1968.
(2) En juillet 1952, Snecma avait déjà fait la démonstration d'une inversion de poussée avec un système de déviation du jet sur un chasseur à réaction Vampire.
(3) Sa responsabilité est étendue ensuite à tous les moteurs civils, y compris le CFM56, jusqu'en 1977.
(4) Concorde utilise la postcombustion sur ses quatre moteurs au décollage, puis celle-ci est coupée. Sur un vol Paris-New York, l'avion passe le mur du son au-dessus de la Manche, la réchauffe étant allumée pendant près d'une demi-heure entre Mach 0,9 et Mach 1,7. La différence de température entre l'air extérieur à -57 °C et la carlingue à près de 130 °C provoque un allongement du Concorde d'environ 23 cm.
(5) Pour un vol Paris-New York, Concorde emporte 92 à 95 tonnes de carburant pour en consommer 80 environ.
Bibliographie :