A Toulouse, les ingénieurs d'Aérospatiale travaillent depuis quinze ans sur le successeur de Concorde, qui pourrait venir à point remplacer les grands transporteurs subsoniques bientôt dépassés. Les Russes pourraient être nos partenaires. Le projet est déjà très avancé. Science & Vie vous en révèle aujourd'hui les grandes lignes. En exclusivité.
par Serge BROSSELIN
Il y a vingt ans, pratiquement jour pour jour, Concorde effectuait son premier vol, damant le pion à la toute-puissante industrie aéronautique américaine, et notamment au projet de supersonique mûri par Boeing. Depuis lors, et par delà toutes les vicissitudes qu'il a pu connaître, le grand oiseau franco-britannique est resté, aussi bien aux yeux des profanes qu'au coeur des ingénieurs, le plus bel avion du monde. Malheureusement, son exploitation n'a pas été à la hauteur de sa réputation. Les acheteurs n'ont pas afflué, et sa construction a été arrêtée. Il vole encore, certes, mais les quelques exemplaires qui continuent de parcourir les routes du ciel, ressemblent de plus en plus aux derniers spécimens d'une espèce protégée, parce qu'en voie de disparition.
Aussi, lorsque l'on entend dire que la France songerait à lui donner un successeur, la première réaction est-elle de scepticisme. Lequel se change en stupéfaction lorsque l'on apprend que ce Concorde de deuxième génération pourrait être construit en coopération avec les... Soviétiques.
Pourtant les faits sont là. A commencer par les déclarations d'intention. C'est M. Henri Martre, PDG d'Aérospatiale, qui,le 10 janvier dernier, au cours d'une conférence sur les Initiatives européennes en recherche et technologies aéronautiques, dit et redit sa conviction que, dans un proche avenir, on aura besoin d'un supersonique de deuxième génération. La construction d'un tel appareil lui paraît plus réaliste que celle de l'avion hypersonique de classe Mach 5, pour lequel le prix du billet serait, selon lui, dissuasif.
Questionné, à cette occasion, sur l'éventualité d'une collaboration avec l'URSS, qu'il avait évoquée lui-même, le patron d'Aérospatiale précise : « Au dernier Salon du Bourget, j'ai reçu la visite des Soviétiques. Ils m'ont dit qu'ils étaient très intéressés par deux de nos programmes : l'AGV (avion à grande vitesse) et l'ATSF (avion de transport supersonique futur), et qu'ils étaient prêts, dans les deux cas, à coopérer avec l'industrie aéronautique française. Si les constructeurs occidentaux continuent de faire la sourde oreille, c'est une offre qui mérite réflexion. »
Pourtant la justification économique du Superconcorde semble désormais bien établie. Pour les prévisionnistes, le boom que connaît le transport aérien depuis trois ans, va se prolonger jusqu'au début du siècle prochain. Avec un rythme de croissance de 7 ou 8 % par an, le trafic va donc doubler d'ici à l'an 2000. Or, dans cette perspective, toutes les études de marché arrivent à la même conclusion : la part du supersonique sera d'environ 30 % à l'horizon du prochain millénaire.
Sur quoi se fondent des prévisions aussi optimistes ?
Explications de Claude Terrazzoni, directeur des études et des essais en vol à Aérospatiale : Nous disposons, tant aux Etats-Unis qu'en Europe, de modèles statistiques qui nous permettent, avec une marge d'erreur infime, de prévoir l'évolution du transport aérien dans les prochaines années. Deux grandes tendances se dégagent. D'une part, la vague qui porte le transport subsonique finira par se briser sur les contraintes de la saturation de l'espace aérien. D'autre part, l'émergence de nouveaux pôles économiques - Japon, Sud-Est asiatique, Australie, Amérique du Sud - accroîtra la demande en vols rapides longue distance. Comme, à l'horizon 2000, les compagnies auront achevé le renouvellement de leur flotte actuelle, elles pourront plus facilement investir dans le transport supersonique.
Déjà quelques signes attestent le bien-fondé de ce pronostic. Ainsi, lors d'un colloque qui s'est tenu en septembre 1987 à Stockholm, plusieurs compagnies ont exprimé le désir de pouvoir disposer d'un avion qui leur permettrait de diviser par deux le temps de franchissement d'étapes comprises entre 8000 et 12000 kilomètres. Les représentants des compagnies australiennes se disaient même prêts à acquérir trente exemplaires d'un tel appareil.
Preuve qu'elles sont intéressées, certaines compagnies telle la Swissair, formulent à présent des desiderata plus précis, notamment en matière de capacité d'accueil (les souhaits oscillent entre 200 et 300 sièges). La recherche du prestige n'est pas la moindre de leurs motivations. Ainsi, en privé, les responsables de British Airways et d'Air France reconnaissent qu'aujourd'hui ils ne pourraient plus se passer de Concorde. Non pas à cause d'un bilan d'exploitation particulièrement satisfaisant (ce n'est pas le cas !), mais parce que la présence d'un aussi magnifique appareil dans leur flotte contribue à rehausser leur image de marque.
Quant à la clientèle visée, elle est, elle aussi, parfaitement « ciblée » . C'est celle de Concorde et de la 1re classe (4 % des passagers transportés) et surtout celle de la classe affaires (20 % des passagers transportés). Cette dernière paraît disposée à payer un léger supplément de prix pour voir son temps de vol diminué de moitié sur les liaisons longues distances.
Il est évident que le niveau de cette surtaxe sera un élément déterminant de la réussite commerciale du futur supersonique. C'est pourquoi l'objectif des ingénieurs d'Aérospatiale est de parvenir à un DOC (sigle anglais pour coût opérationnel direct, autrement dit le prix de revient de l'heure de vol) qui soit seulement 1,5 fois celui d'un avion subsonique.
Voilà comment se présente, dans ses grandes lignes, le dossier économique du futur supersonique. Il est positif et devrait inciter les grands constructeurs mondiaux à s'intéresser à ce type d'appareil. C'est ce qu'a fait Aérospatiale ; c'est ce que fait aussi Boeing. Cela dit, Français et Américains ne voient pas tout à fait le même avion.
On considère outre-Atlantique que la capacité optimale du supersonique de deuxième génération tourne autour de 300 places, alors que, pour l'ATSF, les Français se contentent de 200 à 250 sièges. En outre, les Américains prévoient une masse au décollage voisine de 350 tonnes, tandis que l'avant-projet français la situe aux alentours de 225 tonnes. Enfin, le supersonique US, croit-on savoir, aurait une vitesse de croisière de l'ordre de Mach 2,7 (2900 km/h), alors qu'Aérospatiale hésite encore entre Mach 2 (2100 km/h, la vitesse de l'actuel Concorde) et Mach 2,4 (2500 km/h), étudiant simultanément les deux versions.
Pourquoi les Français limitent-ils ainsi leurs ambitions ? m. Jean Marqueze-Pouey, responsable du département avant-projets, explique : Entre Mach 2 et Mach 2,4, il n'y a pas de différence fondamentale ; l'avion est grosso modo le même. En revanche, entre Mach 2,4 et Mach 2,7, on franchit un seuil technologique : l'accroissement de vitesse se traduit par une augmentation substantielle des températures d'arrêt, c'est-à-dire de l'échauffement produit par les particules d'air qui, en entrant en contact avec la cellule de l'avion, lui cèdent leur énergie sous forme de chaleur. On est alors obligé d'utiliser d'autres matériaux et de reconsidérer le problème des structures. De plus, jusqu'à Mach 2,4, l'échauffement cinétique n'a pas d'influence sur la stabilité chimique du carburant. Au-delà, apparaît un phénomène de cracking qui nécessite la purge des réservoirs à l'azote. Pour toutes ces raisons, il est hors de question que nous montions jusqu'à Mach 2,7.
Si le projet français est moins ambitieux, il a en revanche un sérieux avantage sur son homologue américain : il peut être réalisé à brève échéance. En supposant la question du financement réglée, si le feu vert était donné à la fin de cette année, l'appareil pourrait entrer en service dès 1998. Certes, la mise au point de l'A-320 n'a demandé que six ans, mais il faut se souvenir que celle de Concorde avait exigé quatorze années. Or, c'est justement grâce à l'expérience acquise avec Concorde (expérience que ne possèdent pas les Américains) que la réalisation du supersonique de seconde génération pourrait être abrégée de cinq ans.
Qui plus est, la construction de ce nouvel appareil est largement à la portée des technologies d'aujourd'hui, car, depuis vingt-cinq ans, l'industrie aéronautique a fait des progrès considérables. A titre de comparaison, si Concorde était réalisé de nos jours, avec la même capacité de 128 places, au lieu de peser 180 tonnes (au décollage), il n'en pèserait plus que 120. De surcroît, grâce aux recherches d'optimisation menées avec les plus récents ordinateurs, son rendement aérodynamique ou, si l'on préfère, sa finesse (c'est-à-dire le rapport entre la portance de la voilure et sa résistance à l'avancement dans l'air) serait améliorée de 30 %, et son rayon d'action augmenté de 900 kilomètres.
Il est temps maintenant d'examiner plus en détail la configuration et les caractéristiques techniques de l'ATSF, autrement dit du successeur de Concorde.
Mis à part l'allure générale de l'appareil, rien ne sera repris de Concorde, ni les matériaux, ni la cellule, ni les moteurs. Sur le plan des matériaux, il sera largement fait appel aux composites (fibres de carbone, céramiques...) et aux alliages nouveaux (titanium), à la fois plus légers et plus résistants. Il en résultera un gain de poids d'environ 30 % sur la voilure et de 50 % sur le fuselage.
Bien entendu, l'ATSF sera équipé de commandes de vol électriques, voire optiques (à base de fibres optiques), mais qui fonctionneront par l'intermédiaire de signaux numériques et non plus analogiques, comme sur Concorde. Par ailleurs, l'adoption d'un bus bidirectionnel apportera, en même temps qu'un gain de poids, une plus grande souplesse dans les échanges d'informations entre capteurs et calculateurs. Rappelons qu'un bus est un ensemble de lignes qui permettent l'interconnexion de plusieurs organes. Actuellement, la plupart des bus (même sur l'A-320) sont unidirectionnels, c'est-à-dire qu'ils ne transfèrent les informations que dans un sens (des capteurs vers les calculateurs, par exemple). Pour qu'il y ait échange des données dans les deux sens, il faut doubler les bus, c'est-à-dire, en pratique, doubler le câblage. D'où un supplément de poids, l'ennemi n° 1 en aéronautique. Avec le bus bidirectionnel, plus besoin de deux circuits puisque les transferts s'opèrent dans un sens comme dans l'autre.
Le « nez » si particulier de Concorde, qui s'abaisse au décollage et à l'atterrissage pour dégager le champ de vision du pilote, ne sera pas repris sur l'ATSF. Cela permettra non seulement de simplifier l'appareil, mais aussi de gagner une tonne de charge marchande (soit l'équivalent de 13 passagers). Mais le pilote ne sera-t-il pas gêné par le long appendice ? Non, car des images de synthèse, d'une très grande précision, seront projetées dans son champ de vision (soit sur le pare-brise, soit sur un écran de visualisation). Même s'il voit mal la piste, il sera guidé vers celle-ci par des trajectoires dites en tunnel (des représentations tridimensionnelles figurant une sorte d'entonnoir, dans lequel le pilote doit maintenir un repère symbolisant son avion). Ces trajectoires, véritables boulevards de descente (ou de montée, lorsqu'il s'agit d'un décollage), seront établies à partir des données fournies par les satellites de navigation (1).
En revanche, le procédé expérimenté sur Concorde et qui consiste à transférer le carburant de l'avant vers l'arrière au cours du vol, sera conservé. Cette opération est rendue nécessaire par le déplacement du centre de poussée aérodynamique de l'avion lors du passage du vol subsonique au régime supersonique. Pour que les différentes forces qui régissent l'équilibre longitudinal de l'appareil puissent assurer la stabilité de ce dernier, il convient alors de reculer son centre de gravité, ce qui est réalisé par le transfert du carburant.
Toujours au chapitre de l'aérodynamique, les ingénieurs d'Aérospatiale ont décidé de modifier le compromis hautes vitesses-basses vitesses qui avait été adopté sur Concorde. Ce point est suffisamment important pour que nous nous y arrêtions un moment. Il faut savoir que les formules aérodynamiques propices aux hautes vitesses ne le sont pas pour les basses, et vice versa. Si une très forte flèche est favorable au vol supersonique, elle ne convient pas au vol subsonique. C'est pourquoi, du reste, on fait des avions à géométrie variable.
Pour Concorde, on a essayé de trouver une formule qui soit un compromis : l'aile gothique. En fait, cette aile est parfaitement adaptée à la vitesse de croisière de l'appareil (qui est, rappelons-le, de Mach 2), mais elle est moins performante, en termes de rendement aérodynamique, aux basses vitesses.
Aussi, lorsqu'au début de 1974 furent donnés les premiers coups de crayon de l'ATSF, choisit-on une autre formule, qui, de l'avis des spécialistes, conciliait mieux les rendements aérodynamiques aux faibles et aux très hautes vitesses : le double delta (une sorte de flèche qui s'évaserait dans sa partie arrière). Cependant, à la même époque, Aérospatiale avait mis à l'étude un Concorde B, afin de corriger les défauts du précédent modèle tout en lui apportant de substantielles améliorations. Malheureusement, ce projet coïncida avec le premier choc pétrolier. Il n'y résista pas : dès 1976, le Concorde B fut abandonné. Toutefois certaines innovations techniques élaborées aux cours de l'étude furent soigneusement mises de côté, pour le cas ou...
Parmi celles-ci, il y avait une version améliorée de la voilure gothique, par adjonction de becs de bord d'attaque sur toute l'envergure de l'aile. Ces becs, placés à l'avant de l'aile, sont de petits éléments mobiles qui se braquent vers le bas. Sur le plan de l'aérodynamique, ce sont des dispositifs hypersustentateurs, car le braquage augmente la portance. Ils améliorent par conséquent les performances aux basses vitesses, sans nuire pour autant aux hautes vitesses puisqu'ils peuvent être redressés et replacés dans le prolongement de l'aile.
Au terme de cette explication, nous sommes en mesure de révéler que c'est finalement cette voilure gothique à becs, conçue initialement pour le Concorde B, qui a été retenue par l'ATSF, de préférence au double delta. Les essais en soufflerie, à l'ONERA, ont donné des résultats remarquables, puisque, en vitesse subsonique, on a atteint une finesse de 17 (la même que celle de l'Airbus A-320), soit 50 % de mieux qu'avec l'actuel Concorde.
Mais si, dans sa forme générale, l'aile de l'ATSF ressemblera fort à celle de Concorde, elle ne sera cependant pas tout à fait identique. En effet, en plus des becs, l'allongement, c'est-à-dire le rapport du carré de l'envergure sur la surface (lambda = b2/S), a été sérieusement augmenté, passant de 1,6 sur le supersonique de première génération à 2,2 sur son successeur (soit 37 % de plus).
D'autres éléments de la cellule ont également été réexaminés, en vue, cette fois, d'améliorer les performances en régime supersonique. Ainsi la disposition des nacelles réacteurs a été remaniée. « Nous nous sommes aperçus, nous a confié le directeur du bureau d'études d'Aérospatiale, que le fait de séparer les quatre nacelles, plutôt que de les grouper deux à deux sous chaque aile, faisait passer la finesse en vol supersonique de 8 à 9,3. »
Toujours pour la même raison, le diamètre du nez de l'appareil a été réduit de 18 centimètres. Cette modification, directement inspirée du programme Airbus A-320, permet de diminuer dans des proportions non négligeables la traînée en vol supersonique. Au total, l'ensemble de ces retouches porte la finesse de croisière (finesse à vitesse supersonique) de l'ATSF à 10,2 contre 7,3 pour Concorde.
Comme on le voit, le compromis adopté pour Concorde a été amélioré dans les deux sens : du côté des basses vitesses, grâce à l'aile à becs et à l'introduction des techniques CAG (contrôle actif généralisé, rendu possible par le recours aux commandes de vol électriques) ; du côté des hautes vitesses, par un gain de finesse appréciable.
Pour en finir avec l'aérodynamique, signalons encore qu'en approche, l'ATSF aura une position légèrement moins cabrée que Concorde (12 degrés d'assiette contre 16) et que son centrage sera un peu plus en arrière (le centrage définit la position du foyer, ou centre de portance, par rapport au centre de gravité. Il est évident que, pour l'ATSF comme pour Concorde, ce centrage est une notion toute relative, puisqu'il est modifié dans des proportions importantes par le transfert du carburant de l'avant vers l'arrière lors de la phase d'accélération transsonique, et d'arrière vers l'avant lors du retour au régime subsonique).
Le résultat le plus clair de tous les progrès que nous venons d'évoquer, c'est que le successeur de Concorde sera un avion qui devrait intéresser bon nombre de compagnies. En effet, alors que la consommation en carburant du premier supersonique de transport est de 10 litres par passager et par 100km, celle de l'ATSF ne sera plus que de 4,5 litres/passager/100 km (à titre indicatif, le futur long courrier subsonique A-340, qui sera mis en service en 1992, consommera 3,5 litres/passager/100 km).
Cela nous amène directement à la question - o combien délicate - de la propulsion de l'ATSF. Disons-le tout net : si la cellule de l'avion est à peu près au point, ses moteurs, eux, sont encore dans les limbes ! Certes, tous les motoristes européens se sont rencontrés au mois de janvier dernier pour jeter les bases d'une nouvelle gamme de moteurs couvrant les besoins entre Mach 2 et Mach 5, mais avant que ces discussions préliminaires aboutissent à un programme, il peut encore se passer bien des années. Or, Aérospatiale est pressée. Il lui faut donc choisir soit un moteur qui existe déjà, soit un moteur susceptible d'être développé rapidement (dans 4 ou 5 ans).
Là encore, les ingénieurs de Toulouse ont tiré les leçons de l'expérience Concorde. L'appareil franco-britannique est équipé de quatre réacteurs Olympus simple-flux, fruits de la collaboration entre la SNECMA et Rolls- Royce. Si, sur le plan de la consommation, l'« Olympus » est extrêmement performant en croisière supersonique, il est en revanche un peu trop gourmand en régime subsonique et transsonique. D'où l'idée d'équiper l'ATSF de quatre moteurs double-flux ou bien de quatre moteurs à cycle variable (capables de fonctionner en simple flux et en double flux).
Dans un réacteur double-flux, l'air qui passe par le moteur ne suit pas dans sa totalité le trajet classique : compresseur, chambre de combustion, turbine et enfin tuyère d'éjection. Seul le flux primaire, ou principal, emprunte ce parcours. Le flux secondaire, lui, subit des sorts différents selon les types de moteur. Dans certains, il passe par le compresseur, mais évite ensuite la chambre de combustion et la turbine, pour venir directement se mélanger au flux primaire au moment de la détente finale dans la tuyère. Dans d'autres, il subit le même sort que le flux primaire, mais en circulant à la périphérie de celui-ci, dans un compresseur et des chambres de combustion distinctes.
Le fait d'ajouter au flux primaire un flux secondaire présente plusieurs avantages. Tout d'abord, la consommation spécifique (Cs) est abaissée de façon notable dans les phases d'ascension et de descente. En second lieu, la poussée est meilleure au décollage. On démontre en effet par le calcul que l'on obtient un rendement supérieur en accélérant faiblement une grande quantité d'air (ce qui est le cas du double-flux) qu'en accélérant fortement une petite quantité d'air (cas du simple-flux comme l'« Olympus » ). En outre, toujours au décollage, et dans une moindre mesure à l'atterrissage, le double-flux est moins bruyant que le simple-flux. Le bruit en effet est fonction de la huitième puissance de la vitesse d'éjection. Or, nous venons de le dire, cette vitesse est moindre avec le réacteur double-flux.
Si avantageux qu'il soit, le double-flux a cependant ses limites : aux grandes vitesses, il perd de son efficacité et devient même, en croisière supersonique, moins performant que le simple-flux. D'où l'intérêt du moteur à cycle variable, fonctionnant en double-flux aux basses vitesses et en simple-flux aux allures rapides.
Ces quelques données de base étant précisées, revenons à la motorisation de l'ATSF. Jusqu'en 1983, Aérospatiale a travaillé en étroite collaboration avec la SNECMA (Société nationale d'études et de construction de moteurs d'avions), à qui elle avait demandé de lui étudier un réacteur double-flux ainsi que son carénage. Après un grand nombre d'ébauches et de multiples tâtonnements, le motoriste français présenta un projet fort séduisant : un réacteur baptisé M-6743, ayant un taux de dilution (rapport entre le flux secondaire et le flux primaire) de 0,46.
Cependant, par la suite, la SNECMA, sans doute accaparée par le succès de son CMF 56, un moteur subsonique coproduit avec General Electric, délaissa quelque peu le double-flux supersonique. Ce relatif désintéret coïncidait, d'autre part, avec une réorientation de ses activités de recherche en direction du moteur à cycle variable, lequel, depuis lors, semble avoir également la faveur des autres grands motoristes, le britannique Rolls-Royce et les américains Pratt et Whitney et General Electric.
Bref, voilà pourquoi le moteur de l'ATSF à plusieurs années de retard sur la cellule.
Au bureau d'études d'Aérospatiale, on n'a pas oublié le M-6743. Il a même de chauds partisans. M. Jean Marqueze-Pouey s'en explique : « L'ATSF est une entreprise sérieuse. A supposer qu'on nous donne le feu vert aujourd'hui, nous devons pouvoir nous engager vis-à-vis des compagnies aériennes à ce que l'appareil soit disponible dans neuf ans au plus tard. Il nous faut donc être réalistes. C'est la raison pour laquelle nôtre préférence va au double-flux M-6743. Ce moteur est réalisable à court terme, alors qu'il n'est pas du tout certain que le MCV-99, et d'une manière plus générale le concept même du moteur à cycle variable, soient maîtrisés dans les dix prochaines années. Sans compter que nous ignorons totalement ce que coûtera un tel moteur. Enfin, techniquement, le M-6743 n'a pas de gros défauts. Tout au plus pourrait-on lui reprocher un maître couple (2) un peu important. Le MCV, lui, est encore mal connu, mais lorsque nous faisons remarquer aux motoristes que certains de ses mécanismes risquent d'être particulièrement lourds, ils se réfugient dans un silence gêné. »
M. Debelmas, chargé de l'interface cellule-moteurs, est également favorable au M-6743 : Ce moteur double-flux a un autre avantage : sa paroi extérieure peut être utilisée comme capot. Or, c'est dans l'espace qui sépare cette paroi de la partie simple-flux que circule le flux secondaire froid. Il n'est donc plus nécessaire de prévoir un refroidissement du moteur : celui-ci se fait automatiquement, alors que, sur un réacteur simple-flux, on est obligé de poser un carénage supplémentaire. Conclusion : le double-flux permet un gain de poids important.
Enfin, m. Jean-Claude Pilon, également responsable du département avant-projets, résume ainsi la situation : « Aujourd'hui, notre position est claire. Le M-6743, extrapolé du moteur de Concorde, est de conception plus simple que le moteur à cycle variable. De ce fait, son coût de développement sera moins élevé, et son coût opérationnel direct (DOC) plus faible pour l'exploitant. Pour toutes ces raisons, il a notre préférence, d'autant que, au niveau de la poussée comme au niveau de la consommation spécifique, les deux moteurs se valent. En revanche, si nous nous heurtons à des exigences extrêmement sévères en matière de bruit à proximité des aéroports, nous devrons peut-être nous résoudre à attendre le MCV. Voilà pourquoi nous n'écartons pas définitivement le moteur à cycle variable de nos hypothèses de travail, bien que nous ne soyons pas du tout assurés que le MCV aura la puissance que nous réclamons dans le volume que nous souhaitons. »
Il convient toutefois d'apporter un correctif à ces déclarations. En effet la SNECMA n'est pas le seul interlocuteur d'Aérospatiale. Il y a quelques mois, le bureau d'études de Toulouse a contacté les autres grands motoristes, les invitant à faire des offres pour la propulsion du supersonique de seconde génération. La réponse de Pratt et Whitney devrait arriver dans le courant de ce mois de mars : elle est attendue avec beaucoup de curiosité. Rolls-Royce remettra ses propositions à peu près à la même date : il s'agira vraisemblablement d'un moteur à cycle variable. General Electric, enfin, ne rendra sa copie qu'à la fin du mois de mai : on ignore tout de son contenu.
Reste une dernière question : le successeur de Concorde sera-t-il plus « discret » que son aîné ? On se souvient sans doute de la polémique, pas toujours désintéressée, que suscita le supersonique franco-britannique : l'avion était trop bruyant pour qu'on l'autorise à atterrir sur les aéroports américains ; ses bang allaient semer la panique dans tous les territoires survolés, faire couler les bateaux de pêche, etc. C'est tout juste si on ne l'accusa pas de détraquer le temps !
Le problème des nuisances acoustiques a été pris très au sérieux par les concepteurs de l'ATSF. Bien que les moteurs dont il a été question plus haut soient par nature plus silencieux que ceux de Concorde, il a été demandé à la SNECMA d'explorer tous les moyens susceptibles de réduire encore davantage les bruits de fonctionnement aux abords immédiats des aéroports. L'objectif à atteindre est de ne pas dépasser 100 décibels (contre 118 à Concorde).
Quant au bang que fait l'avion lorsqu'il passe le mur du son, il correspond généralement à une surpression de l'air de 1 hectopascal (1 millibar), la plupart du temps inoffensive pour les régions survolées. Dans certains cas cependant (en montée ou en virage), il peut se produire un phénomène de focalisation engendrant des sauts de pression instantanés de 4 ou 5 hectopascals. De tels sauts peuvent provoquer au sol des dégâts considérables. Aussi, pour les éviter, les avions supersoniques doivent-ils impérativement rester en régime subsonique aussi longtemps qu'ils survolent des zones à haute densité de population.
Comme on n'a pas encore trouvé le moyen de réduire l'empreinte au sol des surpressions liées aux ondes de choc - et il y a peu de chances qu'on y parvienne avant la mise en service de l'ATSF -, il faudra que le successeur de Concorde respecte lui aussi la règle en vigueur, à savoir l'interdiction de passer en régime supersonique (ou de revenir en régime subsonique) au-dessus des régions très habitées. Toutefois, en raison de l'allongement de son rayon d'action, l'appareil pourra se permettre, si la géographie s'y prête, de faire un détour pour rechercher des zones à faible densité de population et voler le plus longtemps possible en régime supersonique.
Voilà tout ce que l'on peut dire en ce début d'année sur le dauphin de Concorde. Bien entendu, son accession au trône est désormais tributaire de son financement. Jusqu'ici, les entreprises qui s'en sont occupées l'ont fait sur fonds propres et grâce aux crédits du SGAC (secrétariat général à l'Aviation civile). Mais la réalisation d'un programme comme celui-là est hors de portée de ce que peut raisonnablement consentir un seul pays. Alors, Dieu seul sait quand et avec qui sera engagée la construction du supersonique de deuxième génération. Mais, à propos, Dieu n'est-il pas à l'Elysée ?
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(1) Le système adopté serait le « Différentiel NAVSTAR », capable de donner une position à 1 mètre près.
(2) Le maître couple est la section de surface maximale perpendiculairement au sens du déplacement. En d'autres termes, le M-6743, en raison de son calibre, risque d'opposer une plus grande résistance à l'avancement.
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20 ans séparent ces deux postes de pilotage
Sur le Concorde actuel, toute l'instrumentation est électromécanique : des capteurs, sondes, etc. transmettent a des cadrans une multitude d'informations, de la puissance des moteurs à la quantité de carburant, et de la pression d'huile à l'état de pressurisation de la carlingue. Pour le vol à proprement parler, la planche de bord est bardée de cadrans : altitude, vitesse-air, vitesse-sol, vitesse ascensionnelle, dérivé, inclinaison sur l'horizon, etc. Le mécanicien dispose d'un panneau tout aussi impressionnant pour surveiller le fonctionnement des différents systèmes de l'avion : pressions d'huile, état des gouvernes, température des moteurs et autres parties de la cellule soumises à échauffement.
Sur le successeur de Concorde, baptisé Avion de transport supersonique futur ou ATSF, un très grand nombre des fonctions remplies par les cadrans ci-dessus ont été regroupées et synthétisées, et sont rendues sur écrans cathodiques plats. Ils permettent au pilotes d'avoir d'un seul coup d'oeil un renseignement global, au lieu de faire lui-même la synthèse des lectures d'une demi-douzaine de cadrans. Ainsi, un écran (1) regroupe toute une série d'informations et restitue un plan de la trajectoire, indiquant les heures estimées de survol d'un certain nombre de points, ainsi que les autres avions qui se trouvent à proximité. S'il estime qu'il y un risque de conflit de trafic, il modifiera en conséquence son cap, son altitude ou sa vitesse. Bien entendu, l'ordinateur de bord rafraîchit l'écran au fur et à mesure. Sur ce même écran, le pilote peut faire apparaître le profil vertical du trajet de l'avion (incrustation 2) tel qu'il est en train de se dérouler réellement. Le plan de trajectoire, ainsi que l'écran qui regroupe l'horizon artificiel, l'altitude et l'assiette de l'avion (3 et 4), existent déjà sur les tout derniers Airbus. Enfin, un dernier écran (5), relativement plus courant celui-là, est relie au radar de bord. On notera aussi la disparition du manche à balai central au profit d'un mini-manche latéral (6). Le premier, sorte de direction assistée, commande les gouvernes de l'avion par l'intermédiaire d'un signal analogique, c'est-à-dire un courant électrique proportionnel au mouvement que lui imprime le pilote ou l'ordinateur de bord. Le second fonctionne par impulsions numériques et permet un pilotage beaucoup plus précis. Les pilotes disposent d'un clavier (7) pour transmettre leurs ordres à l'ordinateur de bord, comme pour appeler l'affichage, sur les différents écrans, des informations dont ils ont besoin.
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Quel moteur pour le nouveau concorde ?
Les quatre Olympus, réacteurs simple-flux qui propulsent Concorde sont extrêmement performants en régime supersonique, mais un peu trop gourmands en subsonique et en transsonique, d'où l'idée, entre autres, d'équiper l'ATSF, successeur du Concorde, de réacteurs à cycle variable : simple-flux en supersonique ; double-flux au décollage, à l'atterrissage et lors des phases d'ascension ou des descente. Car les moteurs double-flux sont non seulement plus économiques à ces régimes, mais également sensiblement moins bruyants.
En simple-flux (ouïes fermées), à l'admission (1), l'air (froid, en bleu) passe par les divers étages du compresseur (2), d'où il s'engouffre dans les chambres de combustion (3) où est injecte le kérosène ; la le mélange brûle, son volume et donc sa pression augmentent considérablement. Les gaz d'échappement (gaz chauds, en rouge) s'éjectent alors par la tuyère (4) et fournissent la poussée à l'avion, en même temps qu'ils entraînent les pales de la turbine (5) qui, à son tour, entraîne le compresseur (ils sont tous deux solidaires du même axe), et ainsi de suite. En double-flux (ouïes ouvertes, flèches). A l'admission, l'air se divise en deux parties. Une partie qui se comporte comme ci-dessus, c'est le flux primaire. Et une seconde partie, le flux secondaire, qui subit le même sort que le primaire mais circule à sa périphérie dans un compresseur (6) et des chambres de combustion (7) distincts, jusqu'à l'éjection (8) dans la tuyère, où il renforce la détente du flux primaire.
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