Quand « Normandie » reliait Le Havre à New York en quelque quatre jours ou plus, on avait le temps de prendre la mesure des choses. Mais un événement historique qui ne dure pas plus de trois heures et trente-neuf minutes laisse, à vrai dire, une impression de frustration. Voilà bien le seul problème que « Concorde » a posé aux heureux privilégiés qui ont accompli hier le vol Paris-New York « A.F. 001 », c'est-à-dire la liaison inaugurale en « Concorde » entre Roissy Charles-de-Gaulle et l'aéroport Kennedy.
Décollant très exactement à 11 h 12, passant à 11 h 22 à 8.500 mètres à la verticale du Havre, volant à 17.000 mètres et 2.200 kilomètres à l'heure au-dessus de l'Atlantique. « Concorde » a atterri à 14 h 47 (8 h 47 heure locale). Et encore ce temps sera-t-il réduit dès la seconde liaison puisque, hier, il a fallu d'une certaine façon, faire « piétiner » le « Bravo Delta » aux couleurs françaises pour permettre à son jumeau des British Airways, parti de Londres, d'atterrir quasi simultanément sur ce ruban de béton dont si longtemps la ville de New York a refusé l'accès au supersonique franco-anglais.
Oui, un vol historique que le commandant Pierre Dudal n'oubliera pas de sitôt puisque parmi ses passagers se trouvaient, parmi d'autres, deux hommes qui savouraient intensément cette victoire si péniblement acquise : Maurice Bellonte qui, avec Dieudonné Costes, avait réalisé la première liaison Paris-New York le 1er et le 2 septembre 1930 en trente-sept heures de vol sans escale à bord de leur monomoteur le « Point d'Interrogation » et aussi André Turcat. Premier « essayiste » du « Concorde », iI l'a piloté pour la dernière fois le 31 mars 1976. Émouvante image que celle du pionnier octogénaire savourant un demi-siècle de progrès en compagnie de l'ancien pilote en chef de l'Aérospatiale qui résumait d'une phrase tout ce que cette nouvelle liaison avec New York représente pour Concorde » : « The knot of the net » (le noeud du réseau), disait-il aux Américains présents à bord.
Parmi ceux-là, un invité que Marcel Cavaillé, secrétaire d'État aux Transports, Pierre Giraudet, président-directeur général d'Air France et Gilbert Pérol, directeur général, recevaient avec une satisfaction non dissimulée : Walter Cronkite, le présentateur vedette de la chaîne américaine C.B.S., qui vient de réussir le fameux direct « Begin-Sadate ». Celui-là même qui, voici quelque trois ans, avait refusé l'invitation d'Air France de tester « Concorde » pour ne pas se rendre impopulaire auprès de ses compatriotes ; et qui hier, découvrait et reconnaissait que « Concorde » n'était pas un monstre bruyant mais un bel et bon appareil qui rapproche un peu plus l'Amérique de la France. Un constat que font désormais avec lui les New-yorkais et tous les Américains.
« Les Américains ont trop le sens du fair-play pour ne pas très vite reconnaître que l'arrivée de Concorde, loin d'être un désastre, servira les intérêts de New York ».
En prononçant ces mots après l'atterrissage, Marcel Cavaillé, secrétaire d'État aux Transports, était déjà sûr de ne pas se tromper : pour accueillir le supersonique franco-britannique les hommes d'affaires, hier, étaient plus nombreux que les manifestants. Malgré leur promesse, ceux-ci, échaudés par l'échec de la démonstration de dimanche, se sont en effet montrés si discrets qu'ils en étaient invisibles.
Le premier « Concorde », celui d'Air France - l'avion britannique qui s'était posé en tête à Washington, l'an dernier, rendait la politesse - apparaît au-dessus de l'aéroport Kennedy, vers 8 h 45. Très reconnaissable malgré la distance, il arrive cabré, son nez baissé vers la terre.
Lourd comme un oiseau préhistorique et pourtant gracieux comme un planeur, il semble faire peur à l'essaim d'hélicoptères de la télévision et de la police qui s'écarte précipitamment. L'avion se pose sur la piste 31 à 8 h 47. Dans la tour de contrôle où la presse s'est rassemblée, tous les journalistes sans distinction applaudissent.
L'appareil de la British Airways suit à deux minutes. Les deux avions s'étaient d'abord retrouvés à 12.000 mètres d'altitude, au sud-ouest de la Grande-Bretagne, pour voyager de concert. Ou presque. Ils étaient quand même à 12 minutes l'un de l'autre, soit quelque 210 km. Ils se sont rapprochés dans la région de Boston.
Arrivé en bout de course, le pilote français attend son collègue britannique. L'un suivant l'autre, les avions roulent doucement vers les voitures officielles. Trois minutes encore, et ils se séparent, afin de gagner leur terminal respectif.
C'est une arrivée sans fanfare. Contrairement à ce qui s'était passé à Washington, la direction de l'aéroport de New York a refusé que les deux « Concorde » terminent leur tour d'honneur en se retrouvant nez à nez. Le porte-parole de l'autorité portuaire a d'abord avancé des raisons de sécurité : II y a trop d'appareils qui vont et viennent dans cette zone. « II a ensuite reconnu : Inutile de provoquer les adversaires de Concorde. » Les Français et les Britanniques se sont inclinés ; pas de triomphalisme. Maintenant, il s'agit de gagner de l'argent !