Science & Vie N°926, Novembre 1994 : La guerre de la vitesse a commencé

La guerre de la vitesse a commencé

Dans quelques années, les avions supersoniques de deuxième génération pourront relier Paris à Tokyo en quatre heures. Les Américains, bien décidés à reprendre la suprématie détenue par les Européens avec Concorde, vont investir un milliard et demi de dollars. Faute d'une politique affirmée, l'Europe risque de laisser passer sa chance.
par Serge BROSSELIN

Le supersonique de deuxième génération vole dans les cerveaux depuis bientôt dix ans. Mais il n'atterrit pas. Serait-ce parce que le besoin ne s'en fait pas vraiment sentir ? Il ne semble pas. Dans onze ans, le trafic civil aérien mondial aura probablement doublé, et en 2025, il devrait avoir doublé de nouveau. Sur les lignes intercontinentales de très longue distance, le nombre de passagers par kilomètres parcourus aura, lui, triplé. Un supersonique capterait de 30 à 40 % de ce marché. Un voyage en supersonique coûterait plus cher qu'en subsonique, mais selon un sondage réalisé l'année dernière, une partie des utilisateurs des vols sur longue distance serait prête à payer son billet 20 % plus cher si le temps de vol était réduit de deux fois et demie. Les compagnies aériennes ont fait leurs calculs : le supersonique ne serait sans doute pas une corne d'abondance, mais pas non plus un tonneau des Danaïdes. Mais cela, c'est sur le papier.

Mais avant d'en arriver à l'exploitation commerciale, trois grandes questions se posent pour la réalisation concrète des appareils supersoniques, d'autant plus difficiles à résoudre qu'elles sont indissociables. La première est : quelle cellule ? La deuxième : quel moteur ? Et la troisième : quel est l'enjeu, et en vaut-il la chandelle ?

Les recherches sont, pour le moment, partagées en deux camps, l'américain (HSCT, pour High Speed Civil Transport) et l'européen (ESRP, pour European Supersonic Research Program), avec l'Aérospatiale et British Aerospace pour l'avant-projet. Les conceptions du supersonique diffèrent de part et d'autre de l'Atlantique. Seuls les principes se ressemblent : d'abord, aller plus vite et plus loin. Ensuite, dominer le ciel.

Il n'est évidemment pas question de faire un Concorde amélioré : les progrès réalisés dans les nouveaux matériaux, et notamment les composites, permettent déjà de concevoir une cellule de 20 % plus légère, adaptée à l'appareil supersonique. Mais l'allègement ne suffit pas : le projet européen prévoit un avion qui volerait à Mach 2,05 et à quelque 18 km d'altitude. L'avion américain, lui, volerait à Mach 2,4 et à 20 km d'altitude. Néanmoins, et cela démontre que les options techniques sont loin d'avoir été prises, les Américains ont prévu une position de repli avec une vitesse de Mach 2,05, pour le cas où ils n'auraient pas réussi à trouver les matériaux adaptés au projet le plus ambitieux.

La vitesse de principe de Mach 2,4 n'a pas été choisie arbitrairement par les Américains : elle correspond à la limite dite du « mur de chaleur »: c'est un seuil à partir duquel l'échauffement exige des matériaux nouveaux. A Mach 2,05, la température externe de l'avion est de l'ordre de 110 °C ; à Mach 2,4, la température sur les zones les plus chaudes de la cellule atteint 180 °C. Or, il faudra des matériaux susceptibles de supporter cette température pendant plusieurs heures d'affilée. Le directeur de la recherche chez Douglas Aircraft déclare que le problème consiste par ailleurs à trouver des matériaux à matrice organique, capables de supporter 60 000 heures de vol.

La stratégie américaine

Les Européens ont une expérience du vol supersonique que n'ont pas les Américains. Ces derniers développent des technologies que ne possèdent pas les Européens (ici le F-16 XL de Nasa).

Les Américains prévoient un empennage, les Européens, sous la pression des Anglais, optent pour des « plans canard » à l'avant. Concorde présente deux défauts essentiels : pas assez d'autonomie de vol (6 500 km environ) et une motorisation mal adaptée aux phases de vol subsonique, décollage, montée et descente. Les deux projets concurrents, HSCT et ESRP ont donc veillé à pallier l'un et l'autre, aussi bien en régime subsonique que supersonique ; les ingénieurs escomptent un rendement aérodynamique de 40 %. Pour cela, il faut recourir à des solutions audacieuses. Qui sont, elles aussi à l'étude.

En effet, les surfaces des ailes seront importantes, supérieures à celles de Concorde. En certains endroits, le profil serait très mince, et les aérodynamiciens ne prennent pas à la légère les contraintes aéroélastiques, qui pourraient entraîner une déchirure des ailes. A très haute vitesse, deux oscillations entrant en résonance peuvent déclencher une rupture de la cellule (phénomènes dits de flutter).

Bien évidemment, les ingénieurs s'efforcent d'améliorer la finesse de l'appareil, c'est-à-dire le rapport entre sa portance et la traînée. Pour réduire la traînée, et donc le flux tourbillonnaire sur la voilure, on s'intéresse beaucoup à ce qu'on appelle la « peau de requin », ou riblets, déjà testée en conditions subsoniques sur Airbus et en supersonique dans des souffleries : elle consiste à appliquer un revêtement en plastique rainuré sur le fuselage et la voilure. La réduction des flux, par ces rainures qui guident l'écoulement de l'air, serait de 1,8 à 2 %. C'est modeste. Et reste à savoir quelle serait leur tenue autour de 100 °C.

Une autre solution consiste à aspirer la couche limite de l'air sur l'appareil grâce à des trous microscopiques (45 micromètres de diamètre) percés sur le revêtement de voilure, qui conduiraient l'air vers une turbo-pompe de dépression. A l'Office national d'études et de recherches aérospatiales (Onera) et à la Nasa, on estime que l'on pourrait obtenir dans ce cas une réduction de 30 % de la traînée de frottement entre Mach 2 et Mach 2,4, et de 40 % entre Mach 0,8 et Mach 2. Comme la traînée de frottement intervient pour un tiers environ dans la traînée globale, le gain net serait cette fois de 9 %, près de cinq fois plus qu'avec la peau de requin.

Or, une réduction de 9 % de la traînée globale signifie 12 % de carburant en moins pour un parcours de 10 000 km, et correspond aussi à une possibilité d'augmentation de la charge marchande de 40 %.

Les Américains disposeraient d'une avance sur les Européens dans le domaine des écoulements laminaires, grâce à un programme de recherches sur un F-16 XL de la Nasa transformé en banc d'essais volant.

On évoque beaucoup la « visionique » dans la réalisation du supersonique : c'est une technique qui permet d'offrir aux pilotes, et même aux passagers, une image synthétique des pistes et des paysages environnants, au décollage et à l'atterrissage. Son avantage est de supprimer le nez basculant du Concorde en intégrant visuellement les données techniques de pilotage et de navigation. Les pilotes ne semblent pas convaincus. Quant aux passagers, peut-être décideront-ils qu'une image, fût-elle synthétique, vaut mieux que pas d'image du tout. En effet, il est question de supprimer complètement les hublots. Le passager ne verrait son environnement que sur un écran à cristaux liquides placé sur le siège avant ou à la place du hublot...

La technologie en matière de cellule est certes très avancée, mais elle n'est donc pas prête. Les Européens s'inquiètent de leur propre lenteur. La technologie du supersonique semble avancer à vitesse nettement... subsonique !

Les principaux motoristes se sont groupés autour de deux pôles, là aussi. L'américain, avec Pratt & Whitney et General Electric, et l'européen, avec Rolls-Royce, la Snecma, MTU et Fiat Avio. Les uns et les autres s'efforcent de réaliser deux moteurs en un seul, c'est-à-dire d'intégrer dans un même volume un moteur à simple flux - la technologie du moteur Olympus 593 du Concorde - et un moteur à double flux, de telle sorte que, en fonction de chaque phase du vol, décollage, montée subsonique, croisière, descente, le cycle thermodynamique de la machine s'adapte automatiquement aux exigences du moment.

Outre les travaux en cours sur la chambre de combustion afin de diminuer de 80 % les émissions d'oxyde d'azote, les motoristes étudient des formes de moteurs moins bruyants et plus économiques que les moteurs actuels. Deux concepts de réacteurs émergent : le Mid Tandem Fan ou MTF, et le Mixer Nozzle Ejector ou MNE. Tous deux sont dits à cycle variable, c'est-à-dire avec des vitesses d'éjection adaptées aux divers régimes. Les Européens préférent le MTF. Pour les motoristes européens, la réduction du niveau sonore de 20 dB sera immédiate avec ce moteur, à la condition que les dimensions de celui-ci s'adaptent bien à une vitesse de 400 m/s au décollage. Or, avec les éjecteurs actuels, cette vitesse ne peut guère descendre au-dessous de 650 m/s. Ce qui signifie qu'on ne peut espérer que 13, peut-être 17 dB de réduction tant que la technologie n'aura pas radicalement évolué. Or, les constructeurs se sont assignés pour devoir de réaliser un moteur trois fois moins bruyant que celui de Concorde. Ce pari est loin d'être gagné.

On ne sait pas grand-chose de ce que font les motoristes américains, mais on sait en revanche que Rolls-Royce et la Snecma ont, en 1992, modifié certaines options : un moteur dit MCV-MTF fonctionnerait en croisière en double flux, ce qu'au départ n'avait pas prévu la Snecma avec le moteur MCV 99 d'origine. Pascal Sénéchal, directeur du développement des moteurs civils à la Snecma, estimait il y a deux ans que la formule du MCV 99 MTF était prometteuse, à la condition qu'on pût démontrer la faisabilité d'un fan (soufflante) secondaire supersonique à débit variable. Bref, le moteur européen n'existe que sur le papier. Si l'on décide une mise en service de l'avion en 2005, c'est en 1998 qu'il faudra prendre la décision de le construire, et les motoristes devront avoir remis leur copie deux ans auparavant.

Les coûts de développement des nouvelles technologies sont devenus prohibitifs, selon un expert de la Direction générale à l'aviation civile. Et les compagnies aériennes s'étant lancées depuis plusieurs années dans un dumping effréné, l'avion supersonique ne sera certes pas leur priorité. Au début de cette année, des experts américains estimaient à 90 milliards de francs le développement du projet supersonique, moteur non compris ! En l'état actuel des recherches, les Américains ont consacré douze fois plus de crédits à leur projet que les Européens. Lesquels estiment qu'il leur suffirait de multiplier leurs fonds de recherche par six pour arriver à leur objectif. Mais il est vrai que les Européens estiment pouvoir utiliser l'avance technologique de Concorde. Or, il reste à démontrer que cette avance est réellement utile, puisque le nouvel appareil est radicalement différent.

L'enjeu dépend à l'évidence de facteurs financiers. L'alliance européenne peut-elle faire le poids face aux Etats-Unis, décidés à emporter la suprématie aérienne commerciale et à réduire les Européens au rôle de partenaires obligés ? La France, l'Allemagne et l'Angleterre possèdent à coup sûr les compétences pour réaliser le supersonique de deuxième génération, mais il est moins sûr qu'elles possèdent les fonds. Les Américains ont mal accepté le formidable coup de prestige du Concorde, et tout aussi mal l'abandon de leur propre supersonique, jugé trop cher. Cette fois-ci, ils sont décidés à « mettre le paquet » et 70 % des crédits du centre de la Nasa à Langley sont consacrés aux travaux sur la cellule et les structures du HSCT. Ils entendent s'adjuger d'ici la fin du XXIe siècle la suprématie dans l'aviation civile de pointe.

L'enjeu est donc économique et, en filigrane, politique.

Cela étant, il reste à se demander s'il est économiquement viable. Les études convergent sur un point : l'aventure ne serait rentable que sur une longue série. Il faudrait en fabriquer 500 exemplaires au minimum, 1 000 au maximum. Si l'on réussit à obtenir 400 commandes, l'estimation basse pourrait s'imposer et les avionneurs pourraient aborder la réalisation du supersonique sans anxiétés financières excessives. Mais si les besoins des compagnies se situaient à 750 exemplaires et que le retour sur investissement n'apparaissait qu'à partir du sept-centième, il faudrait des nerfs d'acier à ceux qui se lanceraient dans l'aventure.

De plus, le trafic passagers croît bien, actuellement, à raison de 5 % par an, mais c'est en partie en raison du dumping évoqué plus haut. Il reste à établir que ce trafic continuerait à croître au même taux sur les longues distances et au prix d'une augmentation de 20 % du billet, et cela pour gagner quelques heures de vol : Paris-Tokyo en quatre ou six heures au lieu de onze, c'est certes moins fatigant (il existe un seuil psychologique de fatigue, qu'on estime à une dizaine d'heures) ; mais cela justifie-t-il pour le public de payer nettement plus cher ?

On a vu à quel point le marché mondial du transport aérien est sensible aux fluctuations économiques : il se remet tout juste de la crise de 1990. Avec des investissements aussi considérables que ceux qu'imposerait l'achat de plusieurs supersoniques, ne serait-il pas plus sensible encore à une décrue du trafic, fût-elle transitoire ?

Autant de questions qui demeurent sans réponses, et qui pourraient redonner un regain de vitalité aux projets d'avions géants long-courriers.

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Réduire le bruit et la consommation

Pour réduire le bruit au décollage (ou à l'atterrissage), il faut réduire la vitesse d'éjection des gaz à la sortie de la tuyère. D'où l'idée de mélanger l'air chaud qui sort du réacteur à forte vitesse avec de l'air dit « secondaire », non chauffé, et peu accéléré. Sur le réacteur européen, on obtiendrait ainsi des vitesses d'éjection de 400 m/seconde seulement au décollage. L'air secondaire serait fourni par des ouvertures latérales, sur la partie avant du réacteur, ouvertures en forme de persiennes, qui seraient ensuite refermées en croisière. Cet air secondaire serait entraîné par une soufflante, un « fan ». Celui-ci continuerait d'agir en croisière supersonique, mais avec un débit d'air moindre.

La solution américaine est différente : elle fait appel à une tuyère d'éjection à géométrie variable. Mais il s'agit toujours de mélanger l'air très chaud éjecté à grande vitesse par le réacteur avec de l'air non chauffé et, dans ce cas, non accéléré, puis qu'on prélève simplement l'air extérieur. En croisière, les volets de la tuyère à géométrie variable sont refermés presque complètement.