Science & Vie N°914, Novembre 1993 : Concorde redécolle

Concorde redécolle

Etonnement des techniciens : après seize ans de service, le supersonique n'a pas vieilli comme les autres avions. On le croyait à bout de course : mais de modifications en réaménagements, c'est un Concorde rajeuni qui s'apprêterait à voler jusqu'en 2005.
par Germain CHAMBOST

Seize ans déjà que les Concorde d'Air France et de British Airways, seules à exploiter ce supersonique, traversent régulièrement l'Atlantique. Chacune des deux compagnies en possède sept. Mais alors qu'Air France n'assure qu'un seul aller retour quotidien entre Paris et New York, les Concorde de BA en effectuent deux entre Londres et New York, plus trois autres hebdomadaires, entre Londres et Washington. C'est dire que les appareils britanniques accumulent beaucoup plus d'heures de vol que les français. Ou plutôt qu'ils accumulent ce que les techniciens de l'aéronautique appellent les «cycles» , unité de calcul de la durée de vie d'un avion de ce type.

Le cycle comprend le profil type d'un vol commercial : décollage ; montée vers l'altitude de croisière de 60 000 pieds, soit 11 000 m, et accélération jusqu'à Mach 2 (deux fois la vitesse du son) ; croisière à cette vitesse-là ; ralentissement ; descente et atterrissage. Avec toutes les contraintes, notamment mécaniques, que cela suppose pour les ailes, la cellule et les moteurs.

Pour assurer aux passagers un confort normal, alors que l'appareil vole en atmosphère raréfiée à haute altitude et par très basse température (de l'ordre de - 50 °C), la cabine est pressurisée comme celle de tous les avions de ligne (à une pression identique à celle qui qui règne, par exemple, au sommet du Puy-de-Dôme). La cellule est donc soumise à de gros efforts, avec une pression interne importante et une quasi-absence de pression à l'extérieur. A ces efforts s'ajoutent ceux de l'échauffement cinétique, c'est-à-dire de l'élévation de température causée par l'écoulement de l'air autour de l'aile et du fuselage de l'avion qui vole à vitesse supersonique. Le nez de Concorde est ainsi porté à 127 °C, le bord d'attaque des ailes à quelque 100 °C. En outre, si l'échauffement est progressif lorsque l'appareil accélère vers Mach 2, le refroidissement, lui, est assez brutal lorsqu'il décélère et se met en descente, et aborde les plus basses couches de l'atmosphère.

Ce qui, incidemment, nécessite un système de climatisation interne très complexe, puisqu'il faut injecter de l'air chaud lorsque l'avion est en montée ou en descente à vitesse subsonique, et qu'il faut, au contraire, refroidir la cabine en croisière supersonique, sous peine d'imposer aux passagers des conditions caniculaires ?

Or, ces variations de température se traduisent par des efforts imposés à la structure, qui s'ajoutent aux contraintes aérodynamiques du vol - lesquelles tendent à «tordre» les ailes vers le haut, par exemple. Pour réaliser Concorde, il a fallu mettre au point des alliages d'aluminium d'un type nouveau, c'est-à-dire capables de supporter les températures en question sans déformation excessive ni perte des qualités mécaniques. L'alliage en question est l'AU 2 GN de Cegedur, dont on a pu vérifier qu'après 30 000 h de chauffage à 130 °C l'allongement final ne dépassait pas 0,02 %, ce qui est négligeable.

Négligeable en termes mécaniques mais pas en termes de fatigue du métal, car celui-ci subit ainsi de nombreuses contraintes d'allongement et de rétraction au cours d'un vol.

Avant d'autoriser le service commercial, il importait donc de prouver que l'avion pouvait le faire en toute sécurité, sans risque de rupture. En tout cas pour une durée d'exploitation raisonnable. Mais, en sécurité aérienne, le raisonnable doit s'entourer d'un maximum de précautions. Ainsi a-t-on effectué, en simulation, quelque 20 000 cycles, selon la définition qui en a été donnée plus haut. Le terme de simulation n'est d'ailleurs pas tout à fait approprié . Car on a effectivement porté 20 000 fois le métal de la cellule et des ailes à une température de 125 °C, dans un four constitué de tubes de quartz qui, grâce au rayonnement infrarouge, chauffait l'AU 2 GN avant de le refroidir à - 10 °C, température de la décélération et de la descente. Simplement, lors des essais, la durée de chacun était réduite à quarante minutes au lieu des trois heures trente que dure un vol transatlantique. Mais ces quarante minutes étaient parfaitement représentatives d'un vol, en ce qui touche aux efforts imposés au métal.

Bien entendu, on procédait en parallèle à des essais dits statiques, à froid, pour mesurer la tenue des éléments de l'avion aux efforts aérodynamiques. Ces tests en vraie grandeur reproduisent les efforts en question : torsion, charge sur les ailes et les attaches de celles-ci au fuselage, etc. Y compris dans les conditions extrêmes, comme lorsque l'avion en cours de descente, alors que les structures internes sont encore chaudes et les parois extérieures déjà froides, rencontre de très violentes turbulences, ce que les aérodynamiciens appellent des rafales - ce qui met un avion à rude épreuve (cet essai est effectué en reproduisant la descente dans les basses couches, car, à très haute altitude, les turbulences sont, sinon inexistantes, du moins plus modérées).

C'est la combinaison de tous ces essais qui a permis aux autorités compétentes de décréter qu'avec 20 000 cycles effectués au sol l'avion serait certifié pour une exploitation qui ne devait pas dépasser 6 700 cycles (chiffre établi d'après les essais au sol aux centres d'essais aéronautiques de Toulouse, en France, et de Farnborough, en Grande-Bretagne).

Or, constate Elie Khaski, responsable du supersonique à l'Aérospatiale qui, avec British Aerospace a construit Concorde, on approche à grands pas de ces 6 700 cycles de durée de vie autorisée. Le plus ancien des Concorde de BA a dépassé les 6 200 atterrissages et les 17 000 heures de vol.

Si l'on applique le règlement, et dans ce domaine, encore une fois, il n'est pas question de prendre des libertés avec la sécurité, les trois premiers Concorde devraient bientôt être interdits de vol. Les Britanniques se montrent d'autant plus prudents en la matière, qu'ils ont connu des déboires avec leurs supersoniques, certains perdant parfois en vol des éléments de la gouverne de direction. Incidents secondaires, qui affectaient des parties mobiles de l'avion et leurs attaches, sans que la structure fût en cause.

A l'étonnement général, cette structure paraît, au contraire, vieillir de façon remarquable, en particulier en ce qui concerne sa résistance à la corrosion. Concorde se comporte donc beaucoup mieux que ce que l'on pouvait attendre. On le présageait, on en a confirmation. «L'échauffement de la structure en vol supersonique a un effet bénéfique, confirme Khaski. Toute l'humidité ou la glace que l'avion récupère lors de sa montée, s'il traverse les couches nuageuses, sont vaporisées ensuite par l'échauffement cinétique...» Durant la plus grande partie de son vol, Concorde est donc parfaitement sec, ce qui réduit d'autant la corrosion. Il en va tout autrement pour un appareil de ligne subsonique, qui vole souvent dans les nuages durant de longues heures, et dont le métal des ailes et du fuselage, sans parler de certains équipements refroidis par des prises d'air extérieures, est maintenu à - 20 °C ou - 30 °C, ce qui empêche les dépôts de glace de fondre.

Selon certains techniciens, Concorde affiche donc une excellente forme. Mais le règlement est là : 6 700 cycles maximum. A moins que... A moins que l'on puisse prouver qu'on aurait pu aller beaucoup plus loin que les 20 000 cycles effectués. Et qu'on s'est donc montré trop prudent en assignant à l'appareil une durée d'exploitation qui ne dépasserait pas une quinzaine d'années. Il faut se souvenir qu'à l'époque, dans les années 1970, Concorde devait être rapidement suivi par un Super-Concorde. On sait ce qu'il en advint.

Pour prolonger la durée d'exploitation, la logique voudrait donc qu'on reprenne les fameux essais et qu'on aille au-delà des 20 000 cycles. Le problème est que les moyens dont on disposait alors n'existent plus. Et il n'est évidemment pas question de les recréer - ce qui coûterait les yeux de la tête - pour prolonger l'existence d'une flottille d'avions. On va donc procéder autrement. Des jauges de contrainte vont être installées sur des Concorde de BA en exploitation. Ces jauges, au nombre de trente-cinq sur chaque appareil, sont constituées de petites lames de métal permettant de mesurer les très faibles déformations subies par la structure de l'avion au cours d'un vol. Cette fois, on ne reproduira pas les cycles de vol au sol, mais on recueillera des informations en conditions réelles. «A partir de là, explique Khaski, on va extrapoler et tenter de voir si la structure est à même d'aller au-delà de 6 700 cycles...»

Il faut dire que les moyens de calcul ont fait des progrès prodigieux depuis l'époque où Concorde était en chantier, et que le problème de la détermination de la durée de vie d'un avion à partir d'essais au sol ou en vol, ne se pose plus du tout dans les mêmes termes qu'il y a vingt et quelques années. Restera ensuite à convaincre les autorités de certification, et en premier lieu la Civil Aviation Authority, équivalent britannique de notre Direction générale de l'aviation civile, que Concorde peut voler en toute sécurité jusqu'au début du siècle prochain. L'objectif visé est d'obtenir une autorisation pour 1 000 cycles dans un premier temps, et même 10 000 si les tests en vol s'avèrent probants. Concorde resterait donc en exploitation pendant une douzaine d'années encore, jusque vers 2005. Le temps que son successeur soit prêt à prendre la relève.

Les responsables de BA paraissent si confiants dans le résultat qu'ils ont déjà procédé à une rénovation de la cabine de leurs appareils. A raison de un million de livres sterling (environ 9 millions de francs) par appareil, la décoration intérieure va être refaite, un système audio installé et de nouvelles cuisines mises en place, afin de permettre un meilleur service à bord. La compagnie britannique considère que le seul appareil civil commercial supersonique constitue une sorte d'emblème pour ses couleurs.

Air France aussi, même si ses Concorde ne sont pas aussi fréquentés que ceux de BA, envisage pareille cure de jouvence pour ses appareils. Mais sa situation actuelle impose des choix en matière d'investissements, même s'il s'agit d'investissements relativement modiques. D'autant que les plans sociaux en cours d'exécution rendent le personnel très sensible à tout ce qui pourrait apparaître comme des dépenses inconsidérées, sinon frivoles. Alors que, comme pour BA, le pavillon Concorde est pour Air France une affirmation de la «modernité» de l'entreprise (notion qui n'est pas toujours très bien comprise au sein même de la compagnie).

Ces modifications, les plus visibles, seront suivies d'autres, plus techniques, qui visent à améliorer l'exploitation elle-même. Dès les premières années de service, les élevons, c'est-à-dire les surfaces mobiles placées à l'arrière de l'aile qui servent à commander la montée, la descente et l'inclinaison de l'avion, ont été légèrement agrandis, afin d'améliorer leur efficacité. A citer aussi, l'augmentation du débit d'air des réacteurs Olympus 593 - moteurs de technologie relativement ancienne, donc très gourmands en carburant - pour en diminuer la consommation. Ce qui s'est d'ailleurs traduit par une réduction de 1,5 t de kérosène consommé sur une traversée transatlantique. C'est sans doute peu par rapport aux 80 t nécessaires (sensiblement autant qu'un Boeing 747 qui transporte quatre fois plus de passagers à vitesse subsonique), mais cela représente une économie appréciable.

D'autres améliorations techniques ont été apportées ; elles visent, entre autres, à réduire les coûts de la maintenance et à prévenir les pannes en vol, qui imposent le retour de celui-ci et sont du plus mauvais effet sur une clientèle qui paie cher pour aller vite (36 000 F pour un aller retour Paris-New York). En un mot, il s'agit d'améliorer la fiabilité technique. Celle-ci est déjà remarquable, surtout si l'on prend en compte l'époque à laquelle Concorde fut conçu, et le bond technologique qu'il représentait pour l'aviation commerciale...
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Vers l'Alliance

Concorde a une finesse de 7,3 en croisière, à deux fois la vitesse du son. Pour chaque avion, plus cet indice d'efficacité aérodynamique est élevé moins il consomme de carburant. Au fil des études sur l'ATSF (Avion de transport supersonique futur), l'Aérospatiale a pu améliorer notablement cette finesse : 8 pour l'ATSF 1 ; 9,15 pour l'ATSF 2 ; et 10,1 pour l'ATSF 3.

Sur ce dernier, la pointe avant du fuselage a été affinée, l'envergure augmentée et la forme en plan de l'extrémité de voilure, arrondie. La voilure elle-même est dite «en double delta» (deux angles de flèche différents pour le bord d'attaque de chaque aile). Les moteurs ne sont plus accolés, mais nettement séparés. C'est cet avion qui a servi de base au successeur de Concorde, l' Alliance, projet de l'Aérospatiale pour un appareil de transport supersonique de seconde génération. Il transportera 250 passagers (répartis en trois classes) sur 11 000 km. Sa masse au décollage avoisinera 300 tonnes et sa consommation spécifique (poids de carburant consommé par km/passager) 0,043.

En comparaison, Concorde transporte 100 passagers en classe unique sur une distance maximum de 6 200 km. Sa masse au décollage atteint 185 tonnes. Sa consommation spécifique à Mach 2 est de 0,098.
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Le successeur de Concorde

Concorde aura un successeur. La question est de savoir quand il verra le jour. Pour que l'avion puisse être rentable, il faudrait que la consommation de carburant par siège-passager soit divisée par trois, que la distance franchissable soit doublée (12 000 km au lieu de 6 500) tout comme la capacité en passagers : 200 au lieu de 100. A quoi s'ajoute la nécessité de satisfaire aux normes de protection de l'environnement pour le bruit au décollage et la pollution en haute atmosphère. Il est hors de question de permettre à des appareils volant à 20 000 m d'altitude de déverser des oxydes d'azote qui auront le même effet néfaste que les CFC.

Aux Etats-Unis, la NASA étudie le concept d'un réacteur qui répondrait aux exigences évoquées ci-dessus ne serait plus aussi éloigné qu'on pouvait le penser voici enore trois ou quatre ans. Le High-Speed Research Propulsion Project Office fait ainsi état de résultats encourageants enregistrés par les motoristes Pratt & Whitney et General Electric.

De leur côté, les Européens ne restent pas inactifs. La SNECMA française et le britannique Rolls-Royce, travaillent sur des moteurs d'avenir. Tout comme Aérospatiale et British Aerospace sur l'avion lui-même.

Les deux constructeurs entendent bien tirer parti de leur expérience unique - Concorde étant le seul avion civil supersonique en exploitation. Mais chacun est bien convaincu aussi que son successeur ne pourra être construit que par un consortium international, compte tenu de l'énormité des investissements à prévoir et de la relative étroitesse du marché. C'est dans cette perspective qu'a été créé le Supersonic Commercial Transport International Cooperation Study Group, qui réunit Aérospatiale, British Aerospace, Boeing, McDonnell Douglas et l'industrie allemande. Ce qui n'a pas empêché des accords bilatéraux entre certains partenaires, ainsi, les Allemands ont signé en mars 1991 un protocole d'accord avec Boeing... sur le même sujet.

De leur côté, les Japonais réalisent des études fondamentales en matière de propulsion. Sans oublier les Russes. Malgré l'échec de leur TU 144, ils disposent de connaissances et d'un savoir-faire qui ne pourront être négligés le moment venu...
Science & Vie N°914, Novembre 93, page 90